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10/01/2011

Réunion DCP (2010-2011) n°3 (J.Boulègue) : CR

laïcité,paris,gsrl,jean boulègue,blasphème,catholicisme,islam,croyances et liberté,agrifEn présence d'une très belle assistance (seize personnes, dont notre collègue juriste Patrice Rolland), nous avons eu le plaisir et le privilège, pour notre troisième séance 2010-2011 du programme GSRL "Dieu change à Paris" (DCP), d'écouter le professeur Jean Boulègue (ancien professeur d'histoire à l'université de Paris I).

Africaniste de spécialité, Jean Boulègue est par ailleurs un observateur très attentif des questions de laïcité et liberté d'expression, et c'est à ce titre qu'il est l'auteur d'un ouvrage intitulé Le blasphème en procès (Paris, Nova édition, 2009), qui retrace minutieusement plus de vingt ans de combats judiciaires, en France, autour de l'enjeu de l'injure à la religion.


La réunion a eu lieu le 6 janvier 2011 dans nos locaux habituels du GSRL, rue Pouchet (Paris). Après l'habituel tour de table, nous lui avons laissé la parole pour présenter quelques aspects qu'il traite par ailleurs, plus longuement, dans son ouvrage.

 

Le socle de la loi Pleven de 1972

Jean Boulègue a commencé par rappeler l'arrière-plan de la loi Pléven de 1972, loi qui vient compléter la loi de 1881 sur la presse. Il s'agissait, en réalité, d'un remodelage de la loi de 1881, avec injection d'ajouts, permettant de sanctionner l'injure aux personnes en "raison de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée" (art. 33).

C'est sur le socle posé par cette loi que divers acteurs religieux vont peu à peu investir, durant vingt ans, la scène judiciaire. Leur angle d'attaque systématique sera de transformer injure à une religion à injure aux personnes, en suivant le raisonnement suivant: se moquer du Christ, c'est se moquer de tous les chrétiens.

Leur but principal: aboutir à des sanctions pénales contre ceux qui se moquent de tel ou tel aspect d'une religion.

 

laïcité,paris,gsrl,jean boulègue,blasphème,catholicisme,islam,croyances et liberté,agrifLe premier procès a lieu en 1984, pour l'affiche du film Ave Maria (ci-contre). La partie civile est constituée par la Fraternité St Pie X, dont le chef est l'intégriste Mgr Lefebvre. Dès ce procès (et cela se confirmera pour la suite), la ligne défendue est la suivante:  Injure à religion = injure à personne qui y adhère.

A la suite de ce procès, c'est un total de vingt procédures judiciaires qui vont émailler la période qui va de 1984 à 2009. La plupart ont eu lieu à Paris (d'où le choix d'inviter Jean Boulègue dans le cadre de notre programme GSRL!), du moins pour les procès en instance, devant la 17e chambre. Souvent, les procès ont été prolongés par une procédure d'appel, puis même de cassation. Les objets des procès ont surtout porté sur des affiches et des dessins, plus que des écrits.

 

 

D'une impulsion d'extrême droite (AGRIF) aux pressions épiscopales (Croyances et liberté)

Jusqu'en 2002, Jean Boulègue souligne que l'initiative des procès, dont il a minutieusement dépouillé les compte-rendus, provient exclusivement de l'extrême droite catholique. 

Après Mgr Lefêvre, c'est l'AGRIF, l'Association Générale contre le Racisme et pour la défense de l'Identité Française, qui initie les poursuites. Ensuite, le relai est pris progressivement par une partie de l'épiscopat.

 

L'association Croyances et liberté, constituée en 1997, constitue le vecteur de cette nouvelle influence catholique moins extrême, mais tout aussi décidée à intenter, si besoin, un procès. Elle a été créée par la conférence épiscopale, et une grande majorité d'évêques la soutient. Difficile, dans ces conditions, de réduire les procès intentés dans les années 2000 à une émanation du seul intégrisme catholique!

 

C'est au début des années 2000 que Croyances et liberté va passer à l'acte, faisant "monter d'un cran" l'intensité des débats, jusqu'à ce que deux associations musulmanes, à leur tour, décident d'intenter un procès.... Mais au total, ces procédures intentées par des acteurs musulmans se réduisent à deux cas sur vingt. Les dix-huit autres procédures ont été intentées par des acteurs catholiques, la majorité sous pression intégriste (AGRIF), et une minorité, plus récente, sous pression épiscopale (Croyances et Liberté).

 

Jean Boulègue fait observer que dans la plupart des procès, surtout au cours des années 2000, une forte solidarité confessionnaliste s'est manifestée entre catholicisme et islam.  Judaïsme et protestantisme se tiennent, en revanche, à l'écart des procédures.

Il remarque aussi que dans les deux procès impulsés par des acteurs musulmans, certains éléments de Gauche ont pris fait et cause pour l'islam conservateur, en particulier la Ligue des Droits de l'Homme (Procès Houellbecq). Contrairement aux idées reçues, la LDH s'est montrée, dans ce cas précis, du côté de la censure, tandis que Tareq Ramadan s'est prononcé contre le principe du procès Houellbecq!

Le MRAP, lui-aussi, s'est joint au concert des censeurs, porté par la voix de Mouloud Aounit qui n'hésita pas à déclarer publiquement: "A-t-on le droit d'insulter une religion? Non" (Aounit)...

 

laïcité,paris,gsrl,jean boulègue,blasphème,catholicisme,islam,croyances et liberté,agrifLe schéma général des procès

Le schéma général de ces vingt procès est le suivant: au premier niveau, il a fallu que le tribunal reconnaisse l'injure, ce qui peut porter à controverse. 

Le second niveau du débat tourne autour du critère de publicité. Y-a-til eu excès de démonstration publique? Dans ce cas là, la liberté du spectacteur (et du badaud parisien en particulier) est atteinte.

A noter que l'affiche Ave Maria a été précisément condamnée pour le critère de publicité. Le tribunal a considéré que l'affiche s'imposait à l'excès dans des lieux publics. Il n'y a pas eu appel. Il s'agit de la seule condamnation sur les 20 procès. 

 

Enfin, au troisième niveau, il s'agit de répondre à la question: y-a-t-il injure à religion, et y-a-t il injure à personne? Et dans le cas où il y a injure à religion (ce qui est licite), peut-on considérer cette dernière, par extension, comme injure à personne?

 

Jean Boulègue typifie deux positions qui s'affrontent. Il distingue d'abord une position libérale, qui dit que l'injure à religion est différente de l'injure à personne (idéologie individualiste). Il distingue ensuite une position confessionnaliste: si on insulte une religion, on offense ceux qui y croient et donc on tombe sous le coup de la loi (idéologie théocentrée ou communautariste).

En fin de compte, c'est la première position qui va l'emporter. Provisoirement?

 

Une analyse qui dépoussière le débat

Pour conclure ce compte-rendu, on remarquera que la brillante et minutieuse recherche conduite par Jean Boulègue dépoussière le débat contemporain sur la laïcité à partir d'une rigoureuse étude de cas qui, en toute hypothèse, est de nature à déranger.

Elle dérange d'abord certains milieux "laïques d'ouverture", favorables à une laïcité plus souple à l'égard des religions, au nom du fait que ces dernières auraient pleinement intériorisé la logique pluraliste et républicaine. Ce ralliement laïque sans arrière-pensées des religions est-il si irréfutable que cela au vu des mutliples procédures lourdes intentées ces dernières années contre les (quasi) "blasphémateurs"? L'enquête de Jean Boulègue invite à s'interroger.

Elle dérange ensuite certains observateurs, experts ou acteurs du catholicisme contemporain, qui admettent difficilement de faire face à cette évidence: certains éléments de l'Église catholique (y compris à l'échelon épiscopal) n'en ont en réalité pas fini avec un univers culturel où la critique (même grossière) des religions passe pour une attaque contre la société, que l'Église se devrait de défendre par voie judiciaire, dans les prétoires. Est-ce uniquement un hasard si le livre de Jean Boulègue n'a pas été recensé dans le quotidien La Croix, pourtant si remarquable par ailleurs?

Elle peut déranger enfin les multiples voix qui critiquent aujourd'hui un éventuel excès de laïcité (voire un intégrisme laïque), car l'enquête présentée rappelle au contraire qu'en matière de liberté d'expression ces vingt-cinq dernières années, les multiples procès tenus pour censurer une oeuvre (affiche, dessin, texte) n'ont pas été intentés.... par des laïques, contre des religions, mais l'inverse.

 

laïcité,paris,gsrl,jean boulègue,blasphème,catholicisme,islam,croyances et liberté,agrifDes questions à poursuivre

Raison de plus pour ne pas occulter le débat scientifique, au coeur des enjeux religion-laïcité en France (et en île-de-France en particulier). C'est dans cette dynamique initiée par l'exposé de Jean Boulègue qu'un échange à bâtons rompus a poursuivi la réflexion, clôturant la séance.

Parmi les prises de parole, on retiendra l'exemple de celle de Patrice Rolland (fin connaisseur de ces enjeux), qui a permis de préciser et nuancer certains points.

Ainsi, il a fait observer que la loi Pleven de 1972 s'explique en raison de la ratification par la France d'une convention internationale contre les discriminations.

Il a aussi fait remarquer, sur le fond, qu'un trait commun à tous les procès était une critique forte de la religion. Or, si la laïcité préconise souvent une certaine neutralisation de la religion dans l'espace public (au motif qu'il faut neutraliser pour pacifier), ne peut-on pas concevoir dans ce cas qu'il faille aussi neutraliser l'antireligion dans l'espace public?

Dans cette perspective, les procès ne relèveraient pas nécessairement d'une attaque contre la laïcité, mais plutôt d'une revendication d'une laïcité qui équilibre mieux ses points de neutralisation (à la fois en direction des religions, mais aussi de l'antireligion). Faut-il alors avoir une politique de self restraint, comme disent les britanniques?

Qu'est-ce qui contribue à pacifier l'espace public? Autant de questions à poursuivre à partir de l'observatoire francilien qui délimite le périmètre de notre programme DCP.

Commentaires

Dans "l'espace" institutionnel, où s'exerce directement l'autorité de l'Etat, il est exact que la religion est tenue à distance, mais l'anti-religion l'est tout autant. Dans le reste de l'espace public, par exemple la presse, la vie intellectuelle dans son ensemble, la religion est tout aussi libre que l'anti-religion. On peut y vitupérer l'athéisme comme toutes les croyances. L'équilibre existe déjà.

Écrit par : Jean Boulègue | 14/02/2011

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