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17/02/2014

Compte rendu du colloque Franc-maçonnerie et religion

P1200963.jpgLe mardi 11 février 2014 s'est tenu à Paris, rue Pouchet (59-61), le colloque "Franc-maçonnerie et religion en France au XXe siècle".

 

Organisée avec le soutien du GSRL (EPHE/CNRS), du LEM (CNRS/EPHE), du Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (Univ. de Nice) et de l'Institut Universitaire de France, il a été l'occasion d'exposés d'excellente facture, et d'échanges non moins passionnants.

Ce colloque, tenu devant une assistance très fournie qui a nourri le débat, a aussi bénéficié d'une organisation efficace en amont (fournissant notamment des résumés qui ont été mis à contribution pour le compte-rendu ci-dessous). En attendant la publication attendue des actes, voici quelques éléments à retenir.


 Une présentation de la journée par Thierry Zarcone (CNRS) et Jean-Pierre Laurant (EPHE) a permis de cadrer le sujet. Jean-Pierre Laurant a cité Henri Queuille, ancien Président du Conseil, selon lequel "il n'y pas de statut du religieux dans la société française".... ce qui nourrit, autour des enjeux franc-maçonnerie/religion, beaucoup de non-dits, générateurs de malentendus.

D'où l'utilité d'un colloque en sciences sociales qui permette d'aller au-delà des silences et idées reçues.

Thierry Zarcone, Jerôme Rousse-Lacordaire, Jean-Pierre Laurant, Sébastien Fath, Jean-Pierre Brach, GSRL

 De gauche à droite : Thierry Zarcone, Jérôme Rousse-Lacordaire, Jean-Pierre Laurant et Jean-Pierre Brach

 

Pierre-Yves Beaurepaire (Université de Nice Sophia Antipolis) a ouvert le ban en s'interrogeant : la franc-maçonnerie fonctionnerait-elle, depuis la IIIe République, comme une "religion de substitution" ? Il souligne l'impact à long terme engendré par l'échec des apologistes conciliateurs au XVIIIe siècle (abbés Bergier, Yvon, Morellet). Une confrontation binaire s'est déployée à la suite de la fracture révolutionnaire entre une Eglise catholique antimaçonnique et des obédiences maçonniques "sommée(s) d'incarner les Lumières radicales par ses détracteurs".

L'option d'une religion de substitution (voire de religion civile, hypothèse évoquée lors de la discussion) est alors creusée, sur la base d'une tension reflétée dans ces propos de Michel Barat, grand maître de la Grande Loge de France: "si la maçonnerie moderne se tournait vers la question de la transcendance en oubliant sa tradition humaniste ou si, au contraire, au nom de son devoir de défendre l'humanisme, elle oubliait sa vocation spirituelle, l'authentique démarche maçonnique serait alors mutilée" (La conversion du regard, Albin Michel, 1992).

 

PARIS: un "pèlerinage laïque et républicain sous le signe de l'équerre et du compas"

31670_386091108721_710788721_4074434_7011319_n - copie.jpgFranck Fregosi (CNRS) a ensuite analysé la montée annuelle au Mur des Fédérés des franc-maçons du Grand Orient de France, qu'il interprète comme un "pèlerinage laïque et républicain sous le signe de l'équerre et du compas", situé au coeur de l'espace parisien, dans le cimetière du Père Lachaise. Pour les uns, il s'agit d'honorer la mémoire des communards tombés en martyrs du gouvernement versaillais en mai 1871.

Pour les autres, c'est l'occasion de célébrer l'expérience fondatrice de la Commune de Paris, en ce qu'elle incarnerait les idéaux de la franc-maçonnerie moderne et adogmatique dont le Grand Orient de France est le principal représentant. On est bien en face d'une forme laïcisée de "culte des martyrs", sans logique funèbre, tournée vers l'espérance. Le Grand Orient de France, ordonnateur de la cérémonie depuis 1971, ne fait pas que s'affirmer comme héritier de la Commune, confortant au passage son hégémonie sur la maçonnerie progressiste. Il articule aussi cérémonie mémorielle ritualisée et dimension eschatologique d'un horizon révolutionnaire inachevé, celui d'une société plus égalitaire et plus juste.

 

Après un temps de pause, Jean-Pierre Brach (EPHE) a ensuite traité de "ésotérisme, gnosticisme et franc-maçonnerie dans l'oeuvre de jeunesse de René Guénon (1909-1912)".

En pleine Belle Epoque, la revue occultiste La Gnose, organe d’une «Eglise gnostique universelle», accueille les premiers articles du jeune René Guénon, dans lesquels celui-ci défend, à la suite d’Oswald Wirth, une conception résolument spiritualiste et ésotérisante de la franc-maçonnerie.

Ces pages oubliées sont pour Jean-Pierre Brach l’occasion d’étudier les interactions entre religion, ésotérisme et initiation maçonnique, telles que les formule initialement le futur penseur de la «Tradition» qui prend, dans les colonnes de La Gnose, le pseudonyme de Palingénius. On y découvre des analyses parfois fort différentes du Guénon ultérieur, comme la conviction que la Tradition est susceptible d'évolutions et de progrès. Palingénius souligne aussi que le caractère initiatique et symbolique de l'enseignement symbolique exclue tout dogmatisme, y compris rationaliste...

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Ci-dessus: Jean-Pierre Brach, Emmanuel Kreis et Jean-Pierre Laurant 

Emmanuel Kreis (GSRL) a fermé le ban de la matinée en étudiant "les évolutions de l’antimaçonnisme durant les années 1930 : laïcisation et politisation. Le cas de laRevue internationale des sociétés secrètes". Au fil du temps, l’emprise ecclésiastique sur la propagande se fait de plus en plus lointaine. L’abandon de La Franc-Maçonnerie démasquée par l’abbé Tourmentin en 1924, la mort du directeur de la Revue internationale des sociétés secrètes (R.I.S.S.), Mgr Jouin, en 1932, la fin des Cahiers de l’Ordre de l’abbé Duperron en 1934 sont autant d’étapes de cette laïcisation.

Parallèlement à celle-ci, la dimension politique, présente depuis le début dans antimaçonnisme, se renforce et s’émancipe progressivement du combat catholique, pour devenir un cheval de bataille pour les nationalistes. La politisation conduit peu à peu à effacer le caractère apologétique de la propagande, qui se politise sans nuance (le Front Populaire est par exemple qualifié de "folie maçonnique"...).  Au service de cet investissement politique, la R.I.S.S. va jusqu'à adresser des questionnaires anti-maçonniques aux candidats aux élections, pour soutenir les plus anti-maçons d'entre eux!

Après la Seconde Guerre Mondiale, Emmanuel Kreis fait remarquer, au cours du débat avec la salle, que ces registres antimaçonniques baissent d'intensité, mais que "ces quinze dernières années, de nouvelles productions sur internet invitent à de nouvelles études" (ce que confirmera un spécialiste de l'évangélisme, terrain religieux producteur d'anti-maçonnisme sur internet).

 

Périodiser et analyser, pour aller au-delà du "non-dit"  

Jean-Pierre Laurant, GSRL, Sébastien FathLa séance de l'après-midi a été ouverte par Jean-Pierre Laurant (GSRL) qui a développé le vaste sujet du "fait religieux dans les revues maçonniques françaises au XXe siècle". Si la maçonnerie «fonctionne comme une éponge», selon la pittoresque expression d’Yves Yvert-Messeca, l’écho renvoyé par les revues maçonniques, traversées par des courants contradictoires en l’absence de position doctrinale, constitue un retour précieux sur l’évolution des maçons dans un domaine où le «non-dit» est fondamental.

Sur la base d'une très riche documentation synthétisée, Jean-Pierre Laurant distingue quatre périodes:

1/ des années 1900 à la Première Guerre mondiale, le XIXe siècle se prolonge. Foi et raison se combattent et l’Eglise catholique se plaît au choc frontal.

2/ Le ton change dans l’entre-deux-guerres avec d’une part la prise en compte des travaux scientifiques sur l’inconscient et une certaine détente au niveau des institutions de l’autre.

3/ Les excès de Vichy et le concile Vatican II ont modifié la donne alors que le rôle social des religions était en pleine mutation entre les années 1950 et 1983.

4/ Après cette date, le blocage de l’Eglise catholique accompagné de la montée d’un athéisme de masse et d’un individualisme exacerbé ("religion à la carte"), contribuèrent à un certain effacement de l’institution ecclésiale: les revues maçonniques ont fait écho à cette évolution, accordant une large place à la pensée occultiste et ésotérique comme articulation essentielle dans les rapports de la maçonnerie au religieux. On ne s'inscrit plus, ni dans la confrontation binaire, ni dans la conciliation, on passe à un autre type d'approche: "ce qu'on met à la porte rentre par la fenêtre".

 

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Jérôme Rousse-Lacordaire (théologien dominicain) prend la parole ensuite pour traiter des "récentes positions de l’Eglise catholique à l’égard de la franc-maçonnerie".

Il revient sur la Déclaration de associationibus massonicis de la Congrégation de la doctrine de la foi, rendue publique en novembre 1983, qui renouvelle la demande faite aux catholiques de ne pas appartenir à la franc-maçonnerie.

Il souligne que le jugement négatif de l'Eglise catholique sur les associations maçonniques demeure inchangé, et l'inscription à celles-ci demeure toujours prohibé par l'Eglise". En témoigne l'affaire du Père Pascal Vesin, prêtre à Megève, frappé d'excommunication pour son appartenance à la franc-maçonnerie (Grand Orient de France), révélée par une dénonciation anonyme. Cette "peine médicinale" (selon l'expression consacrée), est assez représentative d'un rejet du principe de double appartenance (catholique et franc-maçonne).

Mais elle ne résume pas l'approche catholique, comme l'illustre par exemple le dossier nuancé de l'hebdo La Vie ("Mon curé est franc-maçon", 6 juin 2013).  La Déclaration de 1983 reste certes d'actualité, mais peut faire l'objet d'interprétations qui jouent sur plusieurs registres.

 

Jean-Marie Mercier (Université Nice Sophia Antipolis) était ensuite prévu pour traiter du sujet suivant: Protestantisme, laïcité et franc-maçonnerie : la postérité équivoque de Frédéric Desmons au Grand Orient de France. Absent pour raisons familiales, il communiquera son texte pour les actes du colloque. C'est donc à Thierry Zarcone (CNRS, GSRL) qu'il est revenu de conclure cette journée. Voici son thème: "La franc-maçonnerie française et l’islam: la polémique autour de l’Emir Abd al-Qader".

N'ayant pu assister à cette dernière intervention, en voici le résumé tel qu'il a été communiqué par les organisateurs:

1003894-1256988.jpgFigure emblématique du héros vaincu, de l’humaniste arabe et du pourfendeur des «fanatismes» religieux, principalement depuis les émeutes de Damas en 1860 où il prend la protection des chrétiens, l’émir ‘Abd al- Qader fascine les francs-maçons en général et ceux du Grand Orient de France en particulier. Ces derniers obtiendront, en 1864, le ralliement de l’émir à leur fraternité. Il reste toutefois que les raisons précises de son rattachement à cette association sont mystérieuses. Il semble que l’émir ait vu dans la franc-maçonnerie une confrérie chrétienne, équivalente en quelque sorte à la tarîqa musulmane. Mais, au même moment, le Grand Orient de France est en train de se réformer et de remettre en question les principes (croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme) sur lesquels il a été bâti et qui ont été présentés à l’émir, par ailleurs, comme les piliers de l’Ordre.

L’initiation d‘Abd al-Qader apparaît en fait comme la conséquence de malentendus et d’incompréhensions réciproques avec, probablement, une touche d’opportunisme politique de la part du chef arabe. Il n’empêche qu’en quelques années, le Grand Orient de France fabrique l’image d’un « ‘Abd al-Qader franc-maçon » qui traversera l’histoire de la franc-maçonnerie française. Cette image est ensuite, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle et jusqu’à nos jours, le centre de débats âpres et violents, entre franc-maçons français et musulmans, généralement Algériens, au sujet de l’appartenance réelle ou imaginée de l’émir à l’Ordre et sur son interprétation de l’idéal maçonnique. Les procédés mis en œuvre dans ces débats relèvent soit de la négation de l’histoire, soit de la manipulation de celle-ci.

 

Commentaires

(Sera sûrement intéressé par la publication des actes.)

Un débat riche , actuellement utile et nécessaire!

Écrit par : Dausse | 20/02/2014

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